L’Affaire Petrocaribe entre réveil populaire, discours délégitimateur et silence complice : les intellectuels sont-ils coupables ?
L’Affaire Petrocaribe entre réveil populaire, discours délégitimateur et silence complice : les intellectuels sont-ils coupables ?
Historiquement, pour parler de la corruption il faut remonter à l'époque coloniale où l'on avait l'habitude de donner un « pot à boire » par sympathie à des personnes pour des services rendus dans des circonstances douteuses le plus souvent. C'est cette dernière expression (pot à boire) qui allait prendre le sens de ce que nous appelons couramment « pot-de-vin ». L’expression « donner un pot-de-vin » apparaît donc au début du XVIe siècle avec une connotation très innocente qui signifiait simplement « donner un pourboire ». Par la suite, cette expression était devenue synonyme de corruption sous une forme monétaire ou matérielle. Il y a belle lurette que la corruption occupe une place primordiale parmi les phénomènes qui compromettent l’idéal du progrès à travers le monde. En effet, elle a toujours été un phénomène dévastateur qui entrave le développement dans tous les pays où elle bat son plein. Elle est un cercle vicieux redoutable très difficile à vaincre. Elle peut faire des « heureux » au détriment de la misère d’une grande partie d’une population en aggravant les disparités socio-économiques.
Selon la définition proposée par la Banque Mondiale[1], « la corruption est le fait d’utiliser sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel ». Cette définition n’est pas totalement éloignée de celle d’Albert Honlonkou qui signale que la «corruption consiste en des gains privés illégaux faits par un agent au détriment d’un principal, dans les relations de l’agent avec une tierce partie»[2]. La corruption est un fléau mondial qui ronge surtout les pays en développement. Elle met en péril la croissance économique, un des piliers du développement durable. Ce dernier entend répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs, c'est un idéal ambitieux mis en difficulté par la corruption. Cette dernière provoque le sous-développement et la mauvaise répartition des richesses. Elle se présente sous diverses formes dans les secteurs public et privé. Malgré la certitude que la corruption est très répandue à travers le monde, ce phénomène est rarement vérifié à l’aide de données empiriques dûment analysées. «Cela est compréhensible dans la mesure où la corruption est un comportement caché et difficilement mesurable »[3], selon Albert Honlonkou.
Généralement, quand il y a de sérieux troubles dans le fonctionnement normal des activités socio-économiques et dans le fonctionnement normal d'un régime politique, les dirigeants de pays sérieux déploient de grands efforts pour apporter des solutions palpables à ces problèmes. Mais aussi paradoxale que cela puisse paraitre, quand une crise conjoncturelle de grande envergure survient en Haïti, deux choses ont tendance à surgir généralement : la corruption traduisant l’irrespect de la chose publique par les responsables d’État, et, au sein de la population, le repli sur soi résultant du désespoir par rapport à l’avenir. Depuis quelques années, des dossiers de corruption n'ont pas cessé de provoquer des débats dans la société haïtienne et le dernier en date est l'Affaire Petrocaribe.
Avant d'entrée d'emblée dans l'Affaire Petrocaribe, il importe de préciser que le « Petro Caribe » est une entité créé le 29 juin 2005, par la République Bolivarienne du Vénézuela pour la mise en œuvre des politiques et plans énergétiques visant l'intégration des peuples de la Caraïbe par le biais de l'utilisation souveraine des ressources naturelles et énergétiques au bénéfice direct de leurs citoyens. En toute logique, les pays bénéficiaires des Fonds issus de ce programme devraient encourager, dans la transparence, le développement économique et social afin d'acquitter la dette sur une période de 25 ans.
Haïti, qui a toujours eu des relations étroites d'amitié et de coopération avec le Vénézuela, allait être l'un des pays bénéficiaires de ce programme en vertu de l'Accord communément appelé « Accord de Cooperation Énergetique PETRO CARIBE » signé entre les deux (2) pays, le 15 mai 2006. Tout d'abord, il faut rappeler que l'Affaire Petrocaribe a vu le jour quelques années après la signature de l'accord entre Haïti et le Venezuela sur la base d'une suspicion de corruption.
Quid de l’Affaire Petrocaribe ? Il s’agirait d’une vaste opération de corruption et de gaspillage perpétrée pendant les Administrations de trois (3) Chefs d’État (René Preval, Michel Martelly, Jocelerme Privert) et de six (6) Chefs de Gouvernement (Michelle Duvivier Pierre-Louis, Jean-Max Bellerive, Gary Conille, Laurent Lamothe, Evans Paul, Enex Jean-Charles) de 2008 à 2016. Pendant cette période, il parait que les Fonds du Programme Petrocaribe (3.8 Milliards de dollars), accordé par le gouvernement progressiste vénézuélien sous la présidence d’Hugo Chavez, ont été dilapidés et utilisés probablement à des fins personnelles.
Il n’y a pas de doute qu’on a beaucoup parlé du dossier de Petrocaribe. En fait, ce qui me frappe le plus concernant ce dossier, c'est le silence des intellectuels haïtiens. S’agit-il d’un silence complice ? Nos intellectuels sont-ils en panne d'idéaux mobilisateurs ? Plusieurs auteurs connus et reconnus mondialement ont abordé le rôle de l'intellectuel dans une société. Par exemple, Raymond Aron s'interroge sur ce point dans son fameux ouvrage titré « L'Opium des intellectuels (1955) » lorsqu'il statue sur le rôle du savant dans la cité. Selon le sociologue, l'intellectuel doit être un « créateur d'idées » et un « spectateur engagé ». Par ailleurs, pour le philosophe existentialiste français, en l'occurrence Jean-Paul Sartre, l'intellectuel doit être forcément « engagé » pour la cause de la justice, c’est-à-dire en rupture avec toutes les institutions qui représentent un obstacle majeur à cette démarche. Il voit dans l'intellectuel « quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ».
Or, en Haïti, il parait que les intellectuels n'éprouvent pas la nécessité d'endosser la posture de l'intellectuel engagé. Il importe de rappeler que certains intellectuels ont été ridiculisés dans la course à la présidence pendant les trois (3) dernières élections présidentielles réalisées en Haïti. Sans doute parce que la posture intellectualiste est incompatible au mode de discours électoraliste en vogue en Haïti au moment des élections. C’est-à-dire, la population embrasse davantage les candidats ayant des slogans vides de sens qui sonnent bien aux oreilles de ceux qui n’ont pas la capacité d’analyser en profondeur le « programme » d’un candidat, et, rejette de plus en plus les personnalités inspirées. C’est comme s’il y a une lutte constante contre l’intelligence dans ce pays, pour citer les propos de l’un de nos plus grands intellectuels en l’occurrence Leslie F. Manigat. Sans doute aussi parce que l'activité politique a validé l’incompétence et la médiocrité que, pour être honnête ou encore compétent, il vaut mieux défendre les gabegies administratives des responsables d’État à la radio ou encore à la télévision, en donnant les apparences que la transparence et la rationalité économique sont au cœur des actions gouvernementales.
De toute évidence, les Fonds de Petrocaribe offraient la possibilité à l’Etat haïtien de réaliser beaucoup de choses qui peuvent contribuer au bonheur des futures générations. Mais il semblerait que c’était tout le contraire parce qu’une vaste opération de dénonciation de dilapidation de Fonds publics a été constatée concernant ce dossier. On dirait même qu’on assistait à la légalisation de la corruption en Haïti en tenant compte de cette grande campagne de dénonciation. Sur ce point, nous n’ignorons pas qu’il revient à la justice haïtienne d’établir la vérité dans cette affaire mais les gens sensés ont déjà une idée de ce qui s’est passé en Haïti pendant les dix (10) dernières années. L’argent flotta sur l’ile pour des réalisations jugées insatisfaisantes par la population qui exige la reddition des comptes et les éventuels assassins de l’espoir, de l’avenir sont là. Il faut dire qu’une idée fondamentale se propage au sein de la population à savoir que beaucoup d’hommes et de femmes ont fait probablement fortune, par voie illégale, grâce à ces Fonds qui devraient déclencher un processus de développement en Haïti.
Dans tous les pays du monde, les élites (intellectuelles, économiques, politiques …) ont un rôle fondamental à jouer, celui de guider la société en question sur la voie du progrès. De ce fait, les intellectuels doivent avoir un regard très soutenu sur le fonctionnement d’une société surtout à travers leur prise de position. Pour parler comme Pierre Bourdieu, je dirais tout simplement qu'il y a certains qui se disent et se croient intellectuels dans ce pays et que j’avoue avoir quelques difficultés à reconnaitre comme tels. Ceci étant dit, l’ensemble des intellectuels dignes de ce nom constitue dans une certaine mesure une sorte de « contre-pouvoir ». Comment se fait-il que des gens issus de ces élites ont pu trouver une forme de solidarité dans le mal au détriment des Fonds Petrocaribe ? Or, comme dirait Bourdieu, le propre des intellectuels est d’avoir des intérêts désintéressés, d’avoir intérêt au désintéressement. Le pays traverse un moment difficile et décisif actuellement. Mais qu’est-ce qui explique le silence des vrais intellectuels ? Pour parler à l’instar de Joseph Shumpeter[4], un vrai intellectuel est un intellectuel qui met fondamentalement accent sur l’exercice de l’esprit, qui s’aventure dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus variés qui suscitent des débats de société ou encore pour défendre des valeurs , et qui dispose d’une certaine forme d’autorité. Les vrais intellectuels produisent leur réflexion dans un cadre conceptuel et écartent toute démarche spéculative. De ce fait, ce sont ces derniers qui peuvent valablement participer à la réflexion dans le pays. Cependant, contre toute attente, en Haïti, ils ont laissé librement différents champs de l’espace social aux « doxosophes », c’est-à-dire des techniciens qui se croient pitoyablement savants, pour reprendre Pierre Bourdieu.
Ce qui me dérange le plus c’est que les faux arguments de ces « doxosophes » passent facilement dans l’opinion publique parce qu’ils sont omniprésents dans les medias, surtout dans les émissions de libre tribune. Par exemple, certains techniciens du Droit véhiculent malhonnêtement l’idée que le Président de la République est « mineur », ce qui serait une bêtise bien évidemment, alors que cela n’est écrit nulle part dans la Constitution Haïtienne. De ce fait, tout ancien président peut se retrouver dans le collimateur de la justice pour certains actes qu’il a posés dans le cadre de l’exercice de sa fonction, de même pour les anciens ministres et d’autres hauts fonctionnaires de l’État, ils sont passibles par devant les tribunaux de droit commun contrairement à ce que pensent certains fondamentalistes du Droit en Haïti.
Le point de départ d’une action collective semble être souvent improbable. C’est ce que prouvent les réseaux sociaux qui étaient à un moment donné un rouage de promotion en faveur de l’inaction, mais qui deviennent actuellement un catalyseur en faveur d’une action collective. Je fais allusion à « Petrocaribe Challenge » qui a débuté sur des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram. Qu’est-ce qui explique ce changement de paradigme ? Peut-être que le moment est venu pour que la population s’affirme pour changer l’ordre des choses. Parfois, c’est un réveil salvateur qui peut neutraliser le désespoir. Heureusement la population a eu connaissance que l’argent flotta sur l’ile, même si certaines fois elle ne sait pas ce qui est en train de se passer et ne sait pas qu’elle ne le sait pas, comme dirait Noam Chomsky.
En effet, le mouvement dénommé « Petrocaribe Challenge » témoigne la volonté de la population haïtienne de mettre un terme définitivement au règne de la corruption en Haïti. C’est une action de grande envergure qui montrera aux futures générations que les gens honnêtes de ce pays n’ont pas été totalement enracinés dans l’inaction. Même si certains « intellectuels » malintentionnés dans le champ politique et d’autres bien-pensants dénoncent ce qu’ils appellent malhonnêtement « un mouvement orienté par des secteurs politiques », malgré que les politiciens soient mis hors-jeu dans cette quête de justice sociale, ou encore « une machine à persécution politique », comme si les haïtiens sont condamnés à vivre dans la passivité la plus totale ou du moins à l’écart de la nécessité d’une prise de conscience citoyenne. En réalité les politiciens et les hommes d’affaires s’intéressent souvent à la question « qui finance quoi » parce qu’ils n’ont pas été sollicités mais ce n’est pas forcément parce qu’il y a financement certaines fois. En ce sens, ils ne rendront jamais compte que la faillite des élites d’une société peut provoquer un réveil, voire un soulèvement populaire à tout moment.
Pourquoi cette inquiétude ? Peut-être parce que certains indexés ont peur de ce qu’un éventuel procès va donner à l’avenir. Que les anciens responsables d’État cessent de pleurer à la Radio, à la Télévision ou encore sur les réseaux sociaux ; le chemin à prendre est celui de la justice.
Étant donné que les Fonds ont été effectivement débloqués, les dépenses doivent être justifiées par les responsables si c'est possible. En passant, je dois souligner que ce n’est pas grave si certains anciens responsables d’État s’affolent actuellement quand on évoque le dossier Petrocaribe; au contraire, c’est un bon signe si cela conduira à ce que la population haïtienne attend impatiemment et ceci de manière très juste : le procès du siècle.
Pour l’instant, je garde l’espoir que le « Procès Petrocaribe » aura lieu même si certains « aliénés mentaux » croient, sur la base de discours délégitimant teintés de populisme, qu’ils peuvent nier la nécessité d’arriver à un procès équitable concernant l’Affaire Petrocaribe. Certes, la justice haïtienne est décriée mais elle a rendez-vous avec l’histoire au regard de cette affaire. De plus, il y a une sorte d’empathie qui est en train de dégager au sein de la population haïtienne autour de la nécessité d’éradiquer les vieilles pratiques qui mettent en péril la marche vers le progrès. Puisque l’inaction est une action, j’attends à ce que les jeunes, les écrivains, les artistes, les savants puissent se faire entendre directement et correctement en ce qui concerne l’Affaire Petrocaribe.
Il importe de signaler que si nous sommes arrivés à ce carrefour difficile, la passivité des intellectuels n’y est pour rien. J’ai la certitude qu’une enquête validera malheureusement l’idée que les intellectuels haïtiens ont fait beaucoup de mal à ce pays. Ce faisant, il est temps que les intellectuels, les connaisseurs prennent le contrôle du champ politique en Haïti pour qu’à l’avenir ils ne soient plus au service de la médiocrité dans les rouages du pouvoir politique. Parce que, désormais, comme dirait Pierre Bourdieu, il semble que c'est la logique de la politique, celle de la dénonciation et de la diffamation, de la « sloganisation » et de la falsification de la pensée de l'adversaire, qui s'étend bien souvent à la vie intellectuelle.
Toutefois, il est à noter également que je n’ai pas la prétention de promouvoir une forme « d’intellectualisme à la place d’un philosophe-roi, comme l’a suggéré Platon. Je condamne de préférence la culture de l’incompétence.
Qui ne dit pas mot consent. Que les intellectuels haïtiens dignes de ce nom sortent de leur silence pour assurer la posture défensive d’une nation menacée plus que jamais !
Sans doute, le « Procès Petrocaribe » devrait marquer la fin du règne de l’impunité en Haïti. Pour qu’il devienne une réalité dans un futur proche, le corps social haïtien dans toute sa globalité doit encourager cette démarche excessivement noble. Reste à savoir si la justice haïtienne sera à la hauteur pour attribuer le verdict final, j’admets qu’il s’agit d’une mission difficile excessivement exigeant. Mais si rien n’est fait, ce sera le signe annonciateur que notre chère Haïti finira sa course dans la poubelle de l’histoire.
Si l'Affaire Petrocaribe se révèle un vol historique en Haïti, cela nécessite donc une justice historique. Vaut mieux rien du tout qu’un mauvais procès. Je crains tout simplement que le peuple lui-même ne se donne pas justice. À ce moment-là, ce sera l’effondrement total, nous avons intérêt d’éviter un tel fiasco. Que la justice haïtienne traite ce dossier en toute impartialité.
Je termine ma réflexion avec cette citation de l’un de mes auteurs favoris, en l’occurrence Pierre Bourdieu : « Ce que je défends avant tout, c'est la possibilité et la nécessité de l'intellectuel critique, et critique d'abord, de la doxa intellectuelle que sécrètent les doxosophes. Il n'y a pas de véritable démocratie sans véritable contre-pouvoir critique. L'intellectuel en est un, et de première grandeur ».
Joseph Jeffky
Étudiant en Sociologie (FASCH/UEH)
josephjeffky@yahoo.com, +50931163541
[1] - Valts Kalniņš, Corruption: définition, causes et conséquences. [Tunis, 24-25 Septembre 2014, dans le cadre d’une Formation multidisciplinaire à l’attention des avocats et auxiliaires de justice en matière de détection de la corruption et des conflits d’intérêt]. V. Kalnins est un expert du Conseil de l’Europe.
[2] - Albert Honlonkou, « Corruption, inflation, croissance et développement humain durable. Y a-t-il un lien ? », Mondes en développement 2003/3 (no 123), p. 89-106. DOI 10.3917/med.123.0089, p 90.
[3]-Ibid.
[4] -Joseph Shumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Paris, p 174-185.
Historiquement, pour parler de la corruption il faut remonter à l'époque coloniale où l'on avait l'habitude de donner un « pot à boire » par sympathie à des personnes pour des services rendus dans des circonstances douteuses le plus souvent. C'est cette dernière expression (pot à boire) qui allait prendre le sens de ce que nous appelons couramment « pot-de-vin ». L’expression « donner un pot-de-vin » apparaît donc au début du XVIe siècle avec une connotation très innocente qui signifiait simplement « donner un pourboire ». Par la suite, cette expression était devenue synonyme de corruption sous une forme monétaire ou matérielle. Il y a belle lurette que la corruption occupe une place primordiale parmi les phénomènes qui compromettent l’idéal du progrès à travers le monde. En effet, elle a toujours été un phénomène dévastateur qui entrave le développement dans tous les pays où elle bat son plein. Elle est un cercle vicieux redoutable très difficile à vaincre. Elle peut faire des « heureux » au détriment de la misère d’une grande partie d’une population en aggravant les disparités socio-économiques.
Selon la définition proposée par la Banque Mondiale[1], « la corruption est le fait d’utiliser sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel ». Cette définition n’est pas totalement éloignée de celle d’Albert Honlonkou qui signale que la «corruption consiste en des gains privés illégaux faits par un agent au détriment d’un principal, dans les relations de l’agent avec une tierce partie»[2]. La corruption est un fléau mondial qui ronge surtout les pays en développement. Elle met en péril la croissance économique, un des piliers du développement durable. Ce dernier entend répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs, c'est un idéal ambitieux mis en difficulté par la corruption. Cette dernière provoque le sous-développement et la mauvaise répartition des richesses. Elle se présente sous diverses formes dans les secteurs public et privé. Malgré la certitude que la corruption est très répandue à travers le monde, ce phénomène est rarement vérifié à l’aide de données empiriques dûment analysées. «Cela est compréhensible dans la mesure où la corruption est un comportement caché et difficilement mesurable »[3], selon Albert Honlonkou.
Généralement, quand il y a de sérieux troubles dans le fonctionnement normal des activités socio-économiques et dans le fonctionnement normal d'un régime politique, les dirigeants de pays sérieux déploient de grands efforts pour apporter des solutions palpables à ces problèmes. Mais aussi paradoxale que cela puisse paraitre, quand une crise conjoncturelle de grande envergure survient en Haïti, deux choses ont tendance à surgir généralement : la corruption traduisant l’irrespect de la chose publique par les responsables d’État, et, au sein de la population, le repli sur soi résultant du désespoir par rapport à l’avenir. Depuis quelques années, des dossiers de corruption n'ont pas cessé de provoquer des débats dans la société haïtienne et le dernier en date est l'Affaire Petrocaribe.
Avant d'entrée d'emblée dans l'Affaire Petrocaribe, il importe de préciser que le « Petro Caribe » est une entité créé le 29 juin 2005, par la République Bolivarienne du Vénézuela pour la mise en œuvre des politiques et plans énergétiques visant l'intégration des peuples de la Caraïbe par le biais de l'utilisation souveraine des ressources naturelles et énergétiques au bénéfice direct de leurs citoyens. En toute logique, les pays bénéficiaires des Fonds issus de ce programme devraient encourager, dans la transparence, le développement économique et social afin d'acquitter la dette sur une période de 25 ans.
Haïti, qui a toujours eu des relations étroites d'amitié et de coopération avec le Vénézuela, allait être l'un des pays bénéficiaires de ce programme en vertu de l'Accord communément appelé « Accord de Cooperation Énergetique PETRO CARIBE » signé entre les deux (2) pays, le 15 mai 2006. Tout d'abord, il faut rappeler que l'Affaire Petrocaribe a vu le jour quelques années après la signature de l'accord entre Haïti et le Venezuela sur la base d'une suspicion de corruption.
Quid de l’Affaire Petrocaribe ? Il s’agirait d’une vaste opération de corruption et de gaspillage perpétrée pendant les Administrations de trois (3) Chefs d’État (René Preval, Michel Martelly, Jocelerme Privert) et de six (6) Chefs de Gouvernement (Michelle Duvivier Pierre-Louis, Jean-Max Bellerive, Gary Conille, Laurent Lamothe, Evans Paul, Enex Jean-Charles) de 2008 à 2016. Pendant cette période, il parait que les Fonds du Programme Petrocaribe (3.8 Milliards de dollars), accordé par le gouvernement progressiste vénézuélien sous la présidence d’Hugo Chavez, ont été dilapidés et utilisés probablement à des fins personnelles.
Il n’y a pas de doute qu’on a beaucoup parlé du dossier de Petrocaribe. En fait, ce qui me frappe le plus concernant ce dossier, c'est le silence des intellectuels haïtiens. S’agit-il d’un silence complice ? Nos intellectuels sont-ils en panne d'idéaux mobilisateurs ? Plusieurs auteurs connus et reconnus mondialement ont abordé le rôle de l'intellectuel dans une société. Par exemple, Raymond Aron s'interroge sur ce point dans son fameux ouvrage titré « L'Opium des intellectuels (1955) » lorsqu'il statue sur le rôle du savant dans la cité. Selon le sociologue, l'intellectuel doit être un « créateur d'idées » et un « spectateur engagé ». Par ailleurs, pour le philosophe existentialiste français, en l'occurrence Jean-Paul Sartre, l'intellectuel doit être forcément « engagé » pour la cause de la justice, c’est-à-dire en rupture avec toutes les institutions qui représentent un obstacle majeur à cette démarche. Il voit dans l'intellectuel « quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ».
Or, en Haïti, il parait que les intellectuels n'éprouvent pas la nécessité d'endosser la posture de l'intellectuel engagé. Il importe de rappeler que certains intellectuels ont été ridiculisés dans la course à la présidence pendant les trois (3) dernières élections présidentielles réalisées en Haïti. Sans doute parce que la posture intellectualiste est incompatible au mode de discours électoraliste en vogue en Haïti au moment des élections. C’est-à-dire, la population embrasse davantage les candidats ayant des slogans vides de sens qui sonnent bien aux oreilles de ceux qui n’ont pas la capacité d’analyser en profondeur le « programme » d’un candidat, et, rejette de plus en plus les personnalités inspirées. C’est comme s’il y a une lutte constante contre l’intelligence dans ce pays, pour citer les propos de l’un de nos plus grands intellectuels en l’occurrence Leslie F. Manigat. Sans doute aussi parce que l'activité politique a validé l’incompétence et la médiocrité que, pour être honnête ou encore compétent, il vaut mieux défendre les gabegies administratives des responsables d’État à la radio ou encore à la télévision, en donnant les apparences que la transparence et la rationalité économique sont au cœur des actions gouvernementales.
De toute évidence, les Fonds de Petrocaribe offraient la possibilité à l’Etat haïtien de réaliser beaucoup de choses qui peuvent contribuer au bonheur des futures générations. Mais il semblerait que c’était tout le contraire parce qu’une vaste opération de dénonciation de dilapidation de Fonds publics a été constatée concernant ce dossier. On dirait même qu’on assistait à la légalisation de la corruption en Haïti en tenant compte de cette grande campagne de dénonciation. Sur ce point, nous n’ignorons pas qu’il revient à la justice haïtienne d’établir la vérité dans cette affaire mais les gens sensés ont déjà une idée de ce qui s’est passé en Haïti pendant les dix (10) dernières années. L’argent flotta sur l’ile pour des réalisations jugées insatisfaisantes par la population qui exige la reddition des comptes et les éventuels assassins de l’espoir, de l’avenir sont là. Il faut dire qu’une idée fondamentale se propage au sein de la population à savoir que beaucoup d’hommes et de femmes ont fait probablement fortune, par voie illégale, grâce à ces Fonds qui devraient déclencher un processus de développement en Haïti.
Dans tous les pays du monde, les élites (intellectuelles, économiques, politiques …) ont un rôle fondamental à jouer, celui de guider la société en question sur la voie du progrès. De ce fait, les intellectuels doivent avoir un regard très soutenu sur le fonctionnement d’une société surtout à travers leur prise de position. Pour parler comme Pierre Bourdieu, je dirais tout simplement qu'il y a certains qui se disent et se croient intellectuels dans ce pays et que j’avoue avoir quelques difficultés à reconnaitre comme tels. Ceci étant dit, l’ensemble des intellectuels dignes de ce nom constitue dans une certaine mesure une sorte de « contre-pouvoir ». Comment se fait-il que des gens issus de ces élites ont pu trouver une forme de solidarité dans le mal au détriment des Fonds Petrocaribe ? Or, comme dirait Bourdieu, le propre des intellectuels est d’avoir des intérêts désintéressés, d’avoir intérêt au désintéressement. Le pays traverse un moment difficile et décisif actuellement. Mais qu’est-ce qui explique le silence des vrais intellectuels ? Pour parler à l’instar de Joseph Shumpeter[4], un vrai intellectuel est un intellectuel qui met fondamentalement accent sur l’exercice de l’esprit, qui s’aventure dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus variés qui suscitent des débats de société ou encore pour défendre des valeurs , et qui dispose d’une certaine forme d’autorité. Les vrais intellectuels produisent leur réflexion dans un cadre conceptuel et écartent toute démarche spéculative. De ce fait, ce sont ces derniers qui peuvent valablement participer à la réflexion dans le pays. Cependant, contre toute attente, en Haïti, ils ont laissé librement différents champs de l’espace social aux « doxosophes », c’est-à-dire des techniciens qui se croient pitoyablement savants, pour reprendre Pierre Bourdieu.
Ce qui me dérange le plus c’est que les faux arguments de ces « doxosophes » passent facilement dans l’opinion publique parce qu’ils sont omniprésents dans les medias, surtout dans les émissions de libre tribune. Par exemple, certains techniciens du Droit véhiculent malhonnêtement l’idée que le Président de la République est « mineur », ce qui serait une bêtise bien évidemment, alors que cela n’est écrit nulle part dans la Constitution Haïtienne. De ce fait, tout ancien président peut se retrouver dans le collimateur de la justice pour certains actes qu’il a posés dans le cadre de l’exercice de sa fonction, de même pour les anciens ministres et d’autres hauts fonctionnaires de l’État, ils sont passibles par devant les tribunaux de droit commun contrairement à ce que pensent certains fondamentalistes du Droit en Haïti.
Le point de départ d’une action collective semble être souvent improbable. C’est ce que prouvent les réseaux sociaux qui étaient à un moment donné un rouage de promotion en faveur de l’inaction, mais qui deviennent actuellement un catalyseur en faveur d’une action collective. Je fais allusion à « Petrocaribe Challenge » qui a débuté sur des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram. Qu’est-ce qui explique ce changement de paradigme ? Peut-être que le moment est venu pour que la population s’affirme pour changer l’ordre des choses. Parfois, c’est un réveil salvateur qui peut neutraliser le désespoir. Heureusement la population a eu connaissance que l’argent flotta sur l’ile, même si certaines fois elle ne sait pas ce qui est en train de se passer et ne sait pas qu’elle ne le sait pas, comme dirait Noam Chomsky.
En effet, le mouvement dénommé « Petrocaribe Challenge » témoigne la volonté de la population haïtienne de mettre un terme définitivement au règne de la corruption en Haïti. C’est une action de grande envergure qui montrera aux futures générations que les gens honnêtes de ce pays n’ont pas été totalement enracinés dans l’inaction. Même si certains « intellectuels » malintentionnés dans le champ politique et d’autres bien-pensants dénoncent ce qu’ils appellent malhonnêtement « un mouvement orienté par des secteurs politiques », malgré que les politiciens soient mis hors-jeu dans cette quête de justice sociale, ou encore « une machine à persécution politique », comme si les haïtiens sont condamnés à vivre dans la passivité la plus totale ou du moins à l’écart de la nécessité d’une prise de conscience citoyenne. En réalité les politiciens et les hommes d’affaires s’intéressent souvent à la question « qui finance quoi » parce qu’ils n’ont pas été sollicités mais ce n’est pas forcément parce qu’il y a financement certaines fois. En ce sens, ils ne rendront jamais compte que la faillite des élites d’une société peut provoquer un réveil, voire un soulèvement populaire à tout moment.
Pourquoi cette inquiétude ? Peut-être parce que certains indexés ont peur de ce qu’un éventuel procès va donner à l’avenir. Que les anciens responsables d’État cessent de pleurer à la Radio, à la Télévision ou encore sur les réseaux sociaux ; le chemin à prendre est celui de la justice.
Étant donné que les Fonds ont été effectivement débloqués, les dépenses doivent être justifiées par les responsables si c'est possible. En passant, je dois souligner que ce n’est pas grave si certains anciens responsables d’État s’affolent actuellement quand on évoque le dossier Petrocaribe; au contraire, c’est un bon signe si cela conduira à ce que la population haïtienne attend impatiemment et ceci de manière très juste : le procès du siècle.
Pour l’instant, je garde l’espoir que le « Procès Petrocaribe » aura lieu même si certains « aliénés mentaux » croient, sur la base de discours délégitimant teintés de populisme, qu’ils peuvent nier la nécessité d’arriver à un procès équitable concernant l’Affaire Petrocaribe. Certes, la justice haïtienne est décriée mais elle a rendez-vous avec l’histoire au regard de cette affaire. De plus, il y a une sorte d’empathie qui est en train de dégager au sein de la population haïtienne autour de la nécessité d’éradiquer les vieilles pratiques qui mettent en péril la marche vers le progrès. Puisque l’inaction est une action, j’attends à ce que les jeunes, les écrivains, les artistes, les savants puissent se faire entendre directement et correctement en ce qui concerne l’Affaire Petrocaribe.
Il importe de signaler que si nous sommes arrivés à ce carrefour difficile, la passivité des intellectuels n’y est pour rien. J’ai la certitude qu’une enquête validera malheureusement l’idée que les intellectuels haïtiens ont fait beaucoup de mal à ce pays. Ce faisant, il est temps que les intellectuels, les connaisseurs prennent le contrôle du champ politique en Haïti pour qu’à l’avenir ils ne soient plus au service de la médiocrité dans les rouages du pouvoir politique. Parce que, désormais, comme dirait Pierre Bourdieu, il semble que c'est la logique de la politique, celle de la dénonciation et de la diffamation, de la « sloganisation » et de la falsification de la pensée de l'adversaire, qui s'étend bien souvent à la vie intellectuelle.
Toutefois, il est à noter également que je n’ai pas la prétention de promouvoir une forme « d’intellectualisme à la place d’un philosophe-roi, comme l’a suggéré Platon. Je condamne de préférence la culture de l’incompétence.
Qui ne dit pas mot consent. Que les intellectuels haïtiens dignes de ce nom sortent de leur silence pour assurer la posture défensive d’une nation menacée plus que jamais !
Sans doute, le « Procès Petrocaribe » devrait marquer la fin du règne de l’impunité en Haïti. Pour qu’il devienne une réalité dans un futur proche, le corps social haïtien dans toute sa globalité doit encourager cette démarche excessivement noble. Reste à savoir si la justice haïtienne sera à la hauteur pour attribuer le verdict final, j’admets qu’il s’agit d’une mission difficile excessivement exigeant. Mais si rien n’est fait, ce sera le signe annonciateur que notre chère Haïti finira sa course dans la poubelle de l’histoire.
Si l'Affaire Petrocaribe se révèle un vol historique en Haïti, cela nécessite donc une justice historique. Vaut mieux rien du tout qu’un mauvais procès. Je crains tout simplement que le peuple lui-même ne se donne pas justice. À ce moment-là, ce sera l’effondrement total, nous avons intérêt d’éviter un tel fiasco. Que la justice haïtienne traite ce dossier en toute impartialité.
Je termine ma réflexion avec cette citation de l’un de mes auteurs favoris, en l’occurrence Pierre Bourdieu : « Ce que je défends avant tout, c'est la possibilité et la nécessité de l'intellectuel critique, et critique d'abord, de la doxa intellectuelle que sécrètent les doxosophes. Il n'y a pas de véritable démocratie sans véritable contre-pouvoir critique. L'intellectuel en est un, et de première grandeur ».
Joseph Jeffky
Étudiant en Sociologie (FASCH/UEH)
josephjeffky@yahoo.com, +50931163541
[1] - Valts Kalniņš, Corruption: définition, causes et conséquences. [Tunis, 24-25 Septembre 2014, dans le cadre d’une Formation multidisciplinaire à l’attention des avocats et auxiliaires de justice en matière de détection de la corruption et des conflits d’intérêt]. V. Kalnins est un expert du Conseil de l’Europe.
[2] - Albert Honlonkou, « Corruption, inflation, croissance et développement humain durable. Y a-t-il un lien ? », Mondes en développement 2003/3 (no 123), p. 89-106. DOI 10.3917/med.123.0089, p 90.
[3]-Ibid.
[4] -Joseph Shumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Paris, p 174-185.
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